Quantcast
Channel: CYRANO
Viewing all articles
Browse latest Browse all 64

Kundera sur le monde moderne, la littérature mondiale, la France, l’art du roman, les relations tchéco-russes…

$
0
0
A l'occasion du vingtième anniversaire de la chute du rideau de fer, Le Monde2 republie trois entretiens très intéressants avec Milan Kundera, qui datent de 1993, 1984, et 1979. Le titre choisi par le journal pour ce dossier ("gardien des lettres tchèques") fait référence au combat de Kundera pour la défense du patrimoine culturel tchèque longtemps menacé par l'occupation russe, mais me semble aujourd'hui réducteur, car il dénote avec d'autres réponses de Kundera, qui fait un éloge appuyé de la littérature-mondiale, qui est pour lui autre chose qu'une simple addition des littératures nationales. Kundera est beaucoup plus qu'un  "gardien des lettres tchèques" :

Kundera KunderaKundera

  
Milan Kundera, gardien des lettres tchèques
LE MONDE 2 | 28.08.09 | 15h00  •  Mis à jour le 28.08.09 | 15h00

Kundera et le monde moderne (Le Monde des Livres du 24 septembre 1993) 

Quatre ans après la "révolution de velours", Kundera répondait par écrit aux questions du Monde.

Depuis 1985, Milan Kundera n'accorde plus d'entretiens aux journalistes. Cette année-là, il a découvert, dans un journal américain, sous son nom, des propos déformés, et a juré qu'on ne l'y reprendrait plus. Depuis, il refuse de se soumettre, fût-ce avec ironie ou mépris, au jeu médiatique. En 1993, en réponse à notre demande d'entretien, il choisissait de s'exprimer par écrit – comme, à son avis, un écrivain doit le faire –, sur trois questions au centre de sa réflexion : l'évolution de son œuvre – une partie ayant été écrite en Tchécoslovaquie, une autre en France ; l'impossibilité que semble avoir l'Europe à penser le roman "comme une unité historique" ; la "francophobie" culturelle qui règne dans le monde. Milan Kundera a donné un titre à chacun de ses trois courts textes :

Diabolum

"Il n'y a, dans mon évolution romanesque, aucune rupture entre ce que j'ai écrit en Bohême et ce que j'ai écrit en France. Ni entre les romans situés en Bohême communiste et L'Immortalité, dont l'action se passe dans ce pays [en France]. Présupposer une telle rupture, et surtout la considérer comme inévitable, c'est être soumis à deux préjugés.

"Le premier préjugé est d'ordre esthétique et met en cause l'art du roman et sa finalité. Certains veulent d'abord y chercher un témoignage sur un pays, sur une société. Un exemple : La vie est ailleurs raconte l'histoire d'un très jeune poète à l'époque du stalinisme le plus exacerbé. Qu'on ne prétende pas pour autant que je pensais faire découvrir le stalinisme : en 1969, quand j'ai terminé le roman, quel truisme ! Le thème de ce livre est existentiel : celui du lyrisme ; le lyrisme révolutionnaire de la Terreur communiste a jeté une lumière inattendue sur l'éternel penchant lyrique de l'homme.

"De même, dans L'Immortalité, le thème central n'est pas la "société du spectacle" de l'Occident d'aujourd'hui. C'est depuis toujours que l'homme se donne en spectacle. Depuis toujours il porte en lui le germe de la "société du spectacle", qui n'est qu'une projection, dans des dimensions sociales élargies, d'un problème existentiel constant, celui de l'image de l'homme dans les yeux des autres – problème qui m'occupe depuis mon premier livre.

"Le deuxième préjugé, c'est la conviction que les mondes communiste et démocratique sont en opposition quasi absolue. Du point de vue politique ou économique, soit. Mais pour un romancier, le point de départ est la vie concrète d'un individu ; et de ce point de vue, on n'est pas moins frappé par les ressemblances de ces deux mondes. Quand j'ai vu, en Tchécoslovaquie, les premières HLM, j'ai cru voir la manifestation même de l'horreur communiste ! Dans la barbarie des haut-parleurs hurlant partout des crétineries musicales, je détectais la volonté de transformer les individus en une collectivité d'abrutis unis par le même bruit imposé. J'ai compris seulement plus tard que le communisme me montrait, dans une version hyperbolisée ou caricaturale, les traits communs du monde moderne. La même bureaucratisation omniprésente et omnipotente. La lutte de classes remplacée par l'arrogance des institutions envers l'usager. La dégradation du savoir-faire artisanal. L'imbécile juvénophilie du discours officiel. Les vacances organisées en troupeaux. La laideur de la campagne d'où disparaissent les traces de la main paysanne. L'uniformisation. Et, de ces dénominateurs communs, le pire de tous : l'irrespect pour l'individu et pour sa vie privée. Ici, on le justifie en brandissant le droit sacré à l'information. Mais la police communiste qui a truffé nos chambres à coucher de micros ne pouvait-elle, elle aussi, prétendre assumer son "droit à l'information" ? Quel que soit le régime, nous avons vécu, tous, ici et là, dans un monde où les mêmes tendances profondes s'imposaient, dans ce diabolum dont parle mon professeur Avenarius, de L'Immortalité, si je peux invoquer mon personnage le plus aimé. De ce point de vue, l'expérience du communisme m'apparaît comme une excellente introduction au monde moderne en général ; elle m'a rendu plus sensible aux phénomènes absurdes qu'on est prêt à percevoir, ici, comme d'une innocente banalité ou comme un attribut nécessaire de la Sainte Démocratie."

Testament trahi de Goethe

"C'est l'une des faillites de l'Europe de ne jamais savoir penser le roman, l'art le plus européen, comme une unité historique. Ouvrez n'importe quel manuel, n'importe quelle anthologie, la littérature universelle y est toujours traitée comme une addition des littératures nationales. Comme l'histoire des littératures ! Au pluriel ! Et pourtant, pour en rester au roman, Sterne était inspiré par Rabelais, Diderot par Sterne, Goethe par Diderot. Dès le début, la logique de l'évolution était supranationale.

"Goethe l'a dit à plusieurs reprises et avec insistance : le temps des littératures nationales est révolu, le temps de la littérature mondiale est arrivé. Cette idée fait partie, pour ainsi dire, du testament de Goethe. Encore un testament trahi. Car la critique et l'histoire de la littérature ne savent pas sortir de leur spécialisation géographique. Examiner un roman dans son contexte national est, bien sûr, utile pour comprendre le rôle qu'il a joué dans l'histoire d'un peuple. Mais cela ne dira pas grand-chose si on veut le saisir en tant qu'œuvre d'art. Pour cela, le contexte européen est indispensable : c'est lui qui nous dira, non ce qu'un roman a apporté à un peuple, mais ce qu'il a apporté à l'art du roman, quels aspects inexplorés de l'existence il a su éclairer, quelles formes nouvelles il a su trouver. C'est là le sens de l'idée de Goethe : seul le contexte supranational peut révéler la valeur esthétique d'une œuvre.

"A l'intérieur de l'histoire de la littérature française, Jacques le Fataliste ne représenta guère plus qu'un divertissement de grand penseur. Dans l'histoire du roman européen, le même "divertissement" apparaît comme l'œuvre capitale qui contient les énormes possibilités de la forme romanesque dont, deux cents ans plus tard, l'art du roman s'inspire encore. Imaginons un écrivain lapon, auteur d'un roman génial et novateur, qui est traduit en français. Le Lapon saute de joie. Enfin, ses audaces artistiques vont être discutées par ses pairs ! Mais imaginons que la rédaction du plus sérieux journal français, pour confirmer ce sérieux, après d'infinies recherches, trouve, dans une université, un spécialiste fort érudit de la Laponie et publie un article étalant ses brillantes connaissances sur la petite région lapone dont parle ce romancier… Celui-ci se saoûlera de désespoir, et, ne pouvant plus retrouver son igloo, mourra dans la neige…

"Ce n'est pas par hasard que Dostoïevski a trouvé son défenseur le plus prestigieux en Gide, Ibsen en George Bernard Shaw, que personne n'a mieux compris Joyce que Broch, que l'importance des grands romanciers américains des années 1930 a été découverte par Malraux, Sartre, Claud-Edmonde Magny, que le meilleur livre sur Gombrowicz a été écrit par un Grec, Proguidis, qui ne sait pas un seul mot de polonais, que l'œuvre de Fuentes fut analysée le plus profondément non pas par un hispaniste mais par Scarpetta, et que l'esthétique de Rabelais a été mise en lumière non par un Français, mais par Bakhtine, un Russe. Ce ne sont pas là de bizarres exceptions à la règle. Non, c'est la règle elle-même : un recul géographique éloigne l'observateur du contexte local et lui permet de mieux saisir la valeur esthétique d'un œuvre."

La francophobie ça existe

"Par mes expériences et mes goûts, je suis un centre-européen. J'ai été formé beaucoup plus par Janacek, Kafka, Musil, que par Debussy ou Proust. Mais, au milieu de ma vie, ma femme et moi avons émigré en France. Cet événement est le plus décisif de toute mon existence, il est la clé de ma vie comme de mon travail.

"Un Amérique, il y a quelques années, on a publié une bibliographie me concernant. On n'y trouve presque rien de ce que j'ai fait en France, de ce qu'on a écrit ici sur moi. Et pourtant, c'est en France que j'ai vécu la plus importante partie de ma vie d'adulte. Ici, pendant dix-huit ans, j'ai eu mon petit séminaire et mes élèves. C'est ici que j'ai noué les amitiés qui me sont les plus chères, que j'ai écrit mes livres les plus mûrs, ici aussi que j'ai été compris plus tôt et mieux qu'ailleurs.

"Et surtout, ici se trouve ma maison d'édition, qui, depuis vingt ans, publie, en premier, mes livres, dans la seule version entièrement autorisée. Je dis seule version autorisée parce que, vers 1985, j'ai repris la traduction française de tous mes romans, phrase par phrase, mot par mot. C'était un travail intense de deux ans. Depuis lors, je considère le texte français comme le mien et je laisse traduire mes romans aussi bien du tchèque que du français. J'ai même une légère préférence pour la seconde solution.

"Car, en faisant la révision des traductions de livres que je n'avais pas relus depuis longtemps, je ne pouvais m'empêcher de préciser çà et là une idée, de biffer une phrase, d'en ajouter une autre. Mon éditrice tchèque, qui, depuis deux ans, publie progressivement tous mes romans, trouve parfaitement naturel de prendre l'édition française comme modèle. Quand je prépare pour elle le texte, je le compare à la version française pour y incorporer les menus changements survenus entre-temps. Voilà pourquoi on peut facilement imaginer ma colère quand j'ai constaté récemment que, dans plusieurs pays asiatiques, on avait traduit mes romans – à mon insu – d'après les traductions américaines ! Quand un éditeur chinois, un universitaire américain, feignent de ne pas apercevoir la place qu'occupe la France dans mon travail, est-ce une ignorance ? Ou est-ce autre chose ? Quand je voyage, j'entends partout, comme un refrain : "La littérature française ? Elle ne représente plus rien." Une sottise, dira-t-on. Mais ce qui rend la sottise importante, c'est la délectation avec laquelle elle est prononcée. Car la francophobie, ça existe. C'est la médiocrité planétaire voulant se venger de la suprématie culturelle française qui a duré des siècles. Ou bien, peut-être, est-ce, au-delà de notre continent, une forme de rejet de l'Europe. L'arrogance francophobe m'offense personnellement, comme m'offensait l'arrogance des grands à l'égard du petit pays d'où je viens. Qu'on me pardonne d'être sentimental. Quand j'ai fini, en 1971, La Valse aux adieux, j'étais profondément persuadé d'avoir mis un point final à ma carrière littéraire. C'était l'occupation russe, la période la plus dure de ma vie. Jamais je n'oublierai que seuls les Français me soutenaient alors. Claude Gallimard venait voir régulièrement son écrivain praguois qui ne voulait plus écrire. Dans ma boîte, pendant des années, je ne trouvais que des lettres d'amis français. C'est grâce à leur pression affectueuse et opiniâtre que je me suis enfin décidé à émigrer. En France, j'ai éprouvé l'inoubliable sensation de renaître. Après une pause de six ans, timidement, je suis revenu à la littérature. Ma femme, alors, me répétait : "La France, c'est ton deuxième pays natal."


© Milan Kundera

----------------------------------------------------------------

Bio du Monde :

Milan Kundera est né à Brno, en Moravie, le 1er avril 1929. En 1967, il prend clairement ses distances avec le Parti communiste lors du quatrième congrès des écrivains tchèques et publie son premier grand succès, La Plaisanterie, qui sera censuré en Tchécoslovaquie.

Enseignant à l'Institut cinématographique de Prague, il perd son emploi lors de l'écrasement du "printemps de Prague" en août 1968. Ayant choisi la voie de l'exil, à Rennes puis à Paris, Milan Kundera obtient la nationalité française en 1981. L'Insoutenable Légèreté de l'être (1984), adapté au cinéma par Philip Kaufman en 1988, lui donne une renommée internationale. Il est récompensé, en 2001, par le Grand prix de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre. Edité chez Gallimard, il a publié, entre autres ouvrages, Risibles amours (1968), La vie est ailleurs (1973, prix Médicis étranger), La Valse aux adieux (1976), Le Livre du rire et de l'oubli (1978), L'Art du roman (1986, son premier essai), Les Testaments trahis (1993, prix Aujourd'hui), L'Identité (1998), Le Rideau (2005) et Une rencontre (2009).

Depuis vingt ans, Milan Kundera écrit en langue française. Depuis une vingtaine d'années également, il n'accorde plus aucune interview, exception faite de rares "questions-réponses" qu'il ne concède que par écrit.

-------------------------------------------------------------------------

Autoportrait : "Enivré, répudié par le pouvoir" (Le Monde des Livres du 27 janvier 1984)

A 16 ans, Kundera lisait Marx avec enthousiasme. A 19 ans, il découvrait le dogmatisme avec amertume. A 33 ans, il écrivait La Plaisanterie, roman qui fera de lui un écrivain "interdit". Pour Le Monde, il a retracé son parcours.

"Depuis ma plus tendre enfance j'ai entendu mon père jouer au piano de la musique moderne : Stravinsky, Bartok, Schönberg. Mais le public voulait les Rhapsodies hongroises de Liszt et pas Stravinsky. Le résultat, c'est que les salles où il donnait ses concerts étaient à moitié vides, et comme j'aimais mon père à la folie, j'adorais l'art moderne et méprisais ce public qui préférait Liszt à Stravinsky.

"Quand j'ai eu 15 ans, j'ai essayé de composer moi-même de la musique à douze tons, et quand j'ai eu 16 ans, j'ai lu Marx. Le communisme m'a captivé autant que Stravinsky, Picasso et le surréalisme. Il promettait une grande et miraculeuse métamorphose, un monde complètement nouveau et différent. Mais les communistes se sont emparés de mon pays et ont intauré le règne de la terreur. J'avais 19 ans, J'ai appris ce qu'étaient le fanatisme, le dogmatisme et les procès politiques ; j'ai su par ma propre expérience ce que cela signifiait d'être enivré par le pouvoir, d'être répudié par le pouvoir, de se sentir coupable face au pouvoir et de se révolter contre lui.

"Expulsé de l'Université, j'ai vécu la vie des ouvriers. Plus tard j'ai joué avec un groupe de musiciens ambulants dans les tavernes d'une région minière pour faire danser les gens. Le monde inconnu que je découvrais là aiguillonnait ma curiosité : il fallait que je sache pourquoi ils se comportaient comme ils se comportaient dans ces conditions incroyablement cruelles. C'est la curiosité née à ce moment-là qui m'a mené à devenir romancier dix ou quinze ans plus tard.

"Le trompettiste de notre orchestre était un musicien brillant que les communistes avaient forcé à quitter le Conservatoire pour des raisons politiques (deux ans plus tard alors qu'il travaillait comme maçon, il se tua en tombant d'un échafaudage). Dès que les danseurs avaient bu assez de vodka pour nous oublier, il me chassait du piano et, dans le vacarme général, jouait Le Clavecin bien tempéré de Bach qu'il savait en entier par cœur. J'en suis arrivé à haïr notre siècle, à haïr la politique et ses folles passions. Je rêvais du XVIIe siècle. Je me disais que, dans le monde, seuls m'importaient les femmes et l'art.

"Quand ma vie s'est un peu apaisée, j'ai essayé de revenir à mes deux intérêts primordiaux. Avec les femmes c'était plus facile qu'avec l'art. Je peignais, je faisais un peu de cinéma et de théâtre, j'écrivais de la poésie, mais rien ne me satisfaisait. Je me suis enfin trouvé quand j'ai écrit La Plaisanterie. J'avais trente-trois ans.

"Mon esthétique du roman ? Elle est déjà dans La Plaisanterie et j'y retrouve aujourd'hui, en germe, tout ce que j'ai tenté de faire, depuis, dans mes autres œuvres.

"1) Pour moi, le roman est une exploration de l'existence. Je ne l'ai jamais considéré comme une confession personnelle. Je déteste l'indiscrétion, dans la vie comme dans la littérature. Ma vie est mon secret qui ne regarde personne. Je n'aime pas non plus le roman compris comme description d'une société, ou comme dénonciation d'une politique. Que le stalinisme (ou le léninisme) soit criminel, tout le monde le sait. Une telle lapalissade ne mérite pas un roman. Le roman n'a de raison d'être que s'il révèle un côté inconnu de l'existence humaine. Bien entendu, nos vies sont situées dans un contexte politique et social, mais ce contexte n'intéresse un romancier que dans la mesure où il éclaire la condition humaine d'une façon nouvelle et inattendue.

" 2) Le roman ne proclame aucune vérité, aucune morale. Ce sont les autres qui s'en occuperont : des chefs de parti, des présidents, des terroristes, des prêtres, des révolutionnaires, des éditorialistes. Le roman est lié à l'avènement des temps modernes, à ce moment où l'homme découvre le caractère insaisissable de la vérité et la relativité de toutes choses humaines. Je tâche de comprendre mes personnages, mais je ne m'identifie ni moralement, ni "émotionnellement" à aucun d'eux.

"3) Le roman est une grande synthèse intellectuelle. Outre une riche expérience vécue, outre le don d'imagination, il exige un grand savoir. Pour chacun de mes romans, j'ai dû étudier beaucoup de choses. La Plaisanterie contient un long essai sur la musique populaire. Celui-ci n'exprime pas "une vérité de l'auteur", il révèle le monde spirituel d'un personnage (Jaroslav). Sans cet essai presque scientifique, ce personnage serait resté sans substance.

"4) Le roman est "à la recherche du temps perdu". Mais je ne pense pas au seul mystère proustien du temps individuel, je pense encore plus au temps collectif de l'histoire. Tout ce que nous faisons est téléguidé par la profondeur du temps, par la tradition, par les mythes, par la culture. Saisir le lien entre le passé lointain et le moment présent est une des grandes ambitions du roman. L'essai sur la musique populaire de même que le décor du rite populaire de "la Chevauchée des Rois", dans La Plaisanterie, visent ce but.

"5) Le roman est composé comme une musique, c'est-à-dire sur le principe des variations et sur le développement des thèmes. L'unité du roman est créée par quelques mots fondamentaux qui, au fur et à mesure, deviennent catégories de l'existence. Dans La Plaisanterie : l'âge lyrique, la dévastation, la vengeance, l'oubli, etc. Le roman se concentre aussi sur quelques situations ou images fondamentales : dans La Plaisanterie, par exemple, la mystification ou l'image du visage voilé (Jaroslav ne reconnaît pas son fils, Ludvik ne reconnaît pas Lucie, Hélène ne sait pas qui est Ludvik etc.). Comme dans une composition musicale, chaque partie du roman forme un tout autonome, possède son rythme, son temps, son articulation particuliers.

"6) La Plaisanterie a sept parties. J'ai pensé alors que c'était un hasard. Plus tard, j'ai constaté que je ne savais pas écrire un livre autrement, (La Valse aux adieux est une exception.) Même Risibles amours est composé de sept nouvelles. La base géométrique de la construction n'est pas arbitraire. L'écrivain la porte en lui comme une obsession, comme un archétype, comme l'irréductible formule de sa personnalité.

"Quels sont les écrivains qui m'ont influencé ? Après La Plaisanterie, j'ai commencé à retrouver, a posteriori, mon arbre généalogique littéraire. Enumérons brièvement ces écrivains, Platon : Des personnages déterminés avant tout par leur pensée, par leur façon de voir le monde ; Rabelais : Paradis à jamais perdu de l'immense gaieté de l'imagination ; Laurence Sterne et Denis Diderot : La forme romanesque en tant que jeu ; Friedrich Nietzsche : L'art de l'aphorisme. C'est ainsi qu'un romancier doit philosopher ! Une méditation dans un roman doit devenir le lieu de la beauté la plus intense ; Franz Kafka : L'alchimie qui a réussi à unir l'impossible : l'imagination la plus libre du rêve avec l'analyse la plus lucide de l'essence du monde moderne ; Hermann Broch : L'union du roman et de la philosophie ; Martin Heidegger : Chaque mot de la vie quotidienne est digne d'une interrogation philosophique ; Georges Bataille : Philosophie de l'érotisme, pornographie métaphysique ; Witold Gombrowicz : La réhabilitation de l'euphorie, de la plaisanterie, du jeu, du frivole dans la prose moderne. "Les grands écrivains sont toujours amusants" : cette phrase de Gombrowicz a aujourd'hui le caractère d'une provocation irrespectueuse.

"Un auteur écrit un roman ; le roman change sa vie. Quand, en 1965, j'ai remis le manuscrit de La Plaisanterie à un éditeur de Prague, personne ne pensait qu'il pourrait être publié. Son esprit même était inacceptable pour le régime communiste. Mais le communisme était importé en Europe centrale (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie) de l'extérieur, de Russie. A cause de cela, tous ces peuples refusaient de le prendre au sérieux et sautaient sur toutes les occasions de desserrer et de décomposer le système politique. C'est pour cette raison que La Plaisanterie parut en 1967.

"J'avais 38 ans et j'étais inconnu. Je considérais avec stupéfaction les trois éditions épuisées chaque fois en trois jours. Un an plus tard, les tanks russes traversaient la frontière. Les intellectuels tchèques et la culture tchèque en général subissent une persécution atroce. J'étais désigné par les documents officiels comme l'un des instigateurs de la contre-révolution. Mes livres furent interdits et mon nom retiré de tout, même de l'annuaire du téléphone. Et tout cela, à cause d'un roman. A cause de La Plaisanterie.

"A peu près à ce moment, La Plaisanterie fut publiée à Paris par Gallimard, et, soudain, j'eus beaucoup d'amis français, ce qui me permit de m'installer en France sept ans après.

" En 1981, on m'accorda la nationalité française. Depuis, ma patrie a toujours été l'Europe, j'y reste attaché avec le même amour désespéré que j'avais pour mon père quand il jouait Stravinsky dans des salles à moitié vides. Pauvre Europe ! Vous rendez-vous compte que la ville de Copernic, celle d'Emmanuel Kant, de Bach, la ville de Kafka, celle de Bartok, toutes ces villes n'appartiennent plus, désormais, à l'Europe, mais au grand empire de l'Est ?

"Je pense souvent à Chopin. L'occupation russe l'empêche de retourner dans sa Pologne natale. Il était parti en 1830, devenant français sans cesser d'être polonais. A Varsovie, le 19 septembre 1863, quatorze ans après sa mort, des soldats russes jetèrent son piano dans la rue, par une fenêtre du quatrième étage. Aujourd'hui, toute la culture de l'Europe centrale partage le sort du piano de Chopin."

---------------------------------------------------------

Le massacre de la culture tchèque (Le Monde du 19 janvier 1979)

En 1979, dans l'un des rares entretiens accordés à la presse, Milan Kundera dénonce la volonté du pouvoir tchécoslovaque d'effacer le patrimoine culturel tchèque et d'étouffer le milieu intellectuel, depuis l'écrasement du "printemps de Prague" en 1968.

Milan Kundera a toujours observé une grande réserve en matière de politique. Néanmoins, il est dénoncé dans les documents officiels du PC tchécoslovaque comme l'un des inspirateurs de la contre-révolution. La raison n'en est pas seulement La Plaisanterie parue à Prague en 1976. Elle est à rechercher plutôt dans le contenu de son discours d'ouverture du congrès des écrivains tchécoslovaques au mois de mai de la même année.
Milan Kundera avait alors fait une analyse philosophique et historique de la renaissance nationale tchèque au XIXe siècle et du rôle joué par la littérature dans le sauvetage de la nation. Ce discours avait débouché sur un réquisitoire contre ceux qui, par les interdits et les limitations décrétées, déformaient la littérature tchèque et la condamnaient à l'insignifiance.

Selon Kundera, une petite nation privée systématiquement d'une grande culture est condamnée, dans le monde contemporain, à disparaître à la longue. Ce discours, ovationné pendant un bon quart d'heure, transforma d'emblée le congrès des écrivains en un événement historique, en une anticipation du "printemps de Prague". Dans son appartement parisien tourné vers le ciel, au milieu de ses tableaux, de ses disques et de ses livres, Milan Kundera, à côté de la blondeur fragile de sa femme Vera - son appui des bons et des mauvais jours -, a plus que jamais une allure de panthère aux aguets. Son débit est lent, solide ; chaque mot est pesé comme ceux de ses compatriotes moraves. Comme tout émigré, il a emporté sa patrie avec lui. Tout autant qu'en 1967 la destinée de sa nation le préoccupe. Il s'en explique ci-dessous sans ambiguïté.

Les craintes que vous aviez exprimées en 1967 au congrès des écrivains vous semblent-elles justifiées onze ans après ?

Milan Kundera Depuis l'invasion russe en 1968, deux centaines d'écrivains ont été condamnés au silence de même que toute la pléiade des cinéastes tchèques admirés alors dans le monde entier, des dizaines de peintres, d'acteurs, de metteurs en scène de théâtre. Ont été licenciés des milliers de scientifiques (dont 145 historiens), des centaines d'universitaires (50 professeurs et maîtres assistants à la seule faculté de lettres à Prague) tout comme des dizaines de milliers d'inconnus dans les écoles, les lycées, les journaux, les administrations, les bureaux, les laboratoires... Une partie a été emprisonnée. D'autres ont été traqués à mort (parmi eux, deux poètes, Stanislav Neumann et Jiri Pistora qui se sont suicidés). Mon ami, le romancier Jan Prochazka, a succombé à la violente campagne de calomnies menée par tous les mass média. Le philosophe Jan Patocka, fils spirituel de Husserl, est mort après un interrogatoire sur son lit d'hôpital, etc. Certains ont été poussés à émigrer, dont les célèbres metteurs en scène de théâtre, Otomar Krejca et Alfred Radok, le plus grand chef d'orchestre tchèque, Karel Ancerl, nos cinéastes Milos Forman, Jiri Passer, Jan Nemec et Vojtech Jasny. Mais la plupart sont restés : ils sont privés de la possibilité d'exercer leur profession ou toute autre activité intellectuelle. La situation n'a pas changé depuis.

Après l'échec de la révolution de 1848, pendant la période la plus sombre de l'Empire autrichien, deux professeurs tchèques avaient été limogés de l'université de Prague. Quel scandale ce fut alors ! Je pèse mes mots : par sa durée, son ampleur, son caractère systématique, le massacre de la culture tchèque depuis 1968 n'a pas son pareil dans l'histoire du pays depuis la guerre de Trente Ans.

A-t-on voulu asphyxier l'action politique, réformatrice, des hommes de la culture ?

Si c'était le cas, on les aurait écartés de la vie politique tout en les laissant travailler dans leur discipline. Or, ils ont été et sont liquidés avec leur œuvre professionnelle entière. Et pas seulement ceux qui se sont engagés durant le "printemps de Prague". Depuis dix ans, en Tchécoslovaquie, pas une seule personnalité culturelle importante, politique ou apolitique, communiste ou anti-communiste, n'a le droit de faire entendre sa voix.

Aucun régime ne peut se passer de vie culturelle. La situation politique stabilisée, ne récupérera-t-on pas ceux qui auront été écartés ?

Les personnalités de la culture ne sont pas seulement écartées ou "punies" ; elles doivent s'effacer des mémoires. On ne trouve plus leurs noms dans les ouvrages de référence. Elles ont disparu avec tout ce qu'elles ont fait durant leur vie entière, en conséquence de quoi une trentaine, une quarantaine d'années de l'histoire culturelle tchèque sont méconnaissables. Imaginez qu'en France, on n'ait plus entendu depuis dix ans les noms de Malraux, d'Aragon, de Lévi-Strauss, de Soulages, de Godard, de Messiaen ; ou que l'on ait obligé les lettres françaises à feindre qu'elles n'ont jamais connu L'Etre et le Néant, La Cantatrice chauve, Les Mots et les Choses ; ou que l'on ait emprisonné des citoyens français parce qu'ils auraient diffusé clandestinement des copies manuscrites de poèmes de René Char ou de pièces de Beckett.
On dit couramment que ce n'est que la conséquence secondaire et accidentelle d'un grand conflit politique. Essayons d'envisager une explication différente : l'écrasement du "printemps de Prague" n'était-il pas le prétexte rêvé pour détruire, tout à fait intentionnellement, la culture tchèque ? Tirez toutes les conséquences de cette évidence : chez nous, on ne massacre pas la culture de l'opposition, mais la culture tout simplement.

En soulignant l'aspect culturel de la situation, vous risquez de la réduire à la seule élite intellectuelle.
On vient d'organiser à Prague, conformément au calendrier de l'Unesco, une exposition de documents sur Charles IV, empereur romain germanique et roi tchèque du XIVe siècle, fondateur de l'université de Prague, la première à l'est du Rhin. Les autorités ne se doutaient pas que la population affluerait de tous les coins du pays, transformant l'exposition en une gigantesque manifestation silencieuse. Ce n'est pas une élite, mais toute la nation qui est prête à protéger sa culture et son histoire quand elle les voit menacées.

La persécution m'a débarrassé du complexe habituel de l'intellectuel devant la politique, laquelle lui semble représenter la vie véritable, la culture, elle, n'étant qu'une tour d'ivoire. La culture, c'est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre. Les livres et les tableaux ne sont que le miroir où cette culture profonde se reflète, se concentre, se conserve. Je ne veux pas nier le contenu politique bien connu du "printemps de Prague" et de l'invasion. Mais ce qui rend la situation exceptionnellement dramatique, c'est qu'elle dépasse les limites de la simple politique. Les peuples survivent aux changements de régime. Mais en vidant une nation de sa culture, c'est-à-dire de sa mémoire et de son originalité, on la condamne à mort. C'est un processus de longue durée, mais il ne s'agit de rien de moins.

Le communisme veut-il liquider les nations qui se réclament de lui ?

Le vocabulaire politique n'est qu'une mystification. Je ne parle pas du communisme, mais du totalitarisme russe. L'agressivité culturelle fait partie de la définition de celui-ci. Je le sais depuis 1948 ; la religion persécutée, le moralisme sentimental fustigeant la plaisanterie tchèque, les deux tiers des journaux remplis de nouvelles de l'URSS, le "grand-papa Gel" des contes de fées russes remplaçant à Noël notre petit Jésus traditionnel, les embrassades des officiels qui répugnent à mon peuple aux manières discrètes, l'admiration obligatoire pour tout ce qui est russe, y compris les tsars.
De l'histoire de la culture tchèque il n'est resté que ce que l'esprit du totalitarisme russe pouvait digérer et intégrer. Eliminée donc toute la tradition catholique (enracinée dans la grande époque du baroque du XVIIe siècle), mais éliminé aussi l'esprit de l'athéisme européen (avec tout ce qu'il comportait de libertin, d'agnostique, de sceptique, d'immoraliste), censurées les "perversions occidentales" (l'œuvre de Kafka, le surréalisme, la psychanalyse, le structuralisme, etc.), et tout ce qui fonde la conscience nationale moderne ; ainsi a disparu de l'histoire, de même que son œuvre philosophique et sociologique, la personnalité géante de T. G. Masaryk, le fondateur de la République tchécoslovaque en 1918.

Mais vous avez dit à plusieurs reprises que la culture tchèque, même à l'intérieur du système importé, est parvenue à un épanouissement considérable !

C'est en 1963 qu'eut lieu en Tchécoslovaquie la célèbre conférence internationale qui visait à réhabiliter l'œuvre de Franz Kafka dans le "monde marxiste". Après l'invasion de 1968, les Soviétiques, dans les documents officiels, ont dénoncé cette entreprise comme le point de départ de la contre-révolution. De leur point de vue, ils ne se sont pas trompés. Le combat pour Kafka révélait l'aile la plus intellectuelle du vaste mouvement de toute la nation qui défendait avec acharnement sa façon de vivre : dans la manière de s'habiller et de penser, de soigner les malades et de défendre les accusés, de faire du théâtre et d'élever les enfants, d'organiser le travail sur les chantiers et de faire la fête.

Grâce à la force énorme de cette résistance culturelle populaire, mon pays a connu, dans les années 1960, l'une des plus grandes périodes de création artistique. La cinéma et le théâtre étaient alors parmi les meilleurs du monde et éveillaient auprès du public un intérêt dont aucun artiste français n'oserait même rêver. Et pourtant la structure du régime était restée la même, bien que légèrement affaiblie. Ceux qui confondent la réalité avec le simple système politique (et qui ne le fait pas aujourd'hui ?) ne pourront jamais comprendre ce qui s'est passé alors et, partant, apprécier l'ampleur véritable de la tragédie de l'invasion qu'on peut mesurer seulement à l'aune des valeurs écrasées.

Vous vous êtes souvent opposé à être qualifié d'écrivain de l'Est. Qu'est-ce qui vous gêne ?

Une inexactitude, anodine en apparence, est devenue l'une des mystifications de ce siècle. La Hongrie, la Pologne, la Bohême, font, depuis un millénaire, partie du destin occidental, avec l'Eglise catholique, le gothique, la Réforme, la Renaissance, le baroque, etc. Il y a donc la Russie avec son histoire très spécifique, et il y a des pays de l'Ouest sous sa domination. En rebaptisant ceux-ci pays de l'Est, on justifie (géographiquement et historiquement) leur déplacement forcé dans la sphère d'une culture qui leur est totalement étrangère.

En soulignant votre différence, ne risquez-vous pas de vous désolidariser des dissidents russes bien que votre destin soit le même ?

C'est le contraire qui est vrai. Je sympathise avec eux, bien que mon destin soit tout à fait différent. Je ne crois pas que Berdiaïev se soit trompé quand il a écrit que le communisme russe devait plus à Ivan le Terrible qu'à Marx : les dissidents russes se battent contre les démons de leur propre histoire ; ils vivent un destin tragique, certes, mais qui est authentique, qui est le leur. Nous, par contre, nous sommes privés de notre destin, absorbés par une histoire étrangère. Les contestataires russes se dressent héroïquement contre le conformisme majoritaire de la société soviétique. Nous, nous sommes soutenus par la majorité d'une nation domptée par l'étranger. C'est de la rive d'une autre culture que Soljénitsyne juge impitoyablement l'Occident, dont la crise fut déclenchée, selon lui, par l'esprit corrosif de la Renaissance. Moi, je fais partie de cet Occident, je tiens à son esprit du doute et à son sens de la question, qui risquent bientôt de périr sous le crétinisme des certitudes qui l'assiègent de partout. Les dissidents, pas plus que les maréchaux russes, ne doutent de la mission mondiale de leur patrie. Malgré toutes ses souffrances, la Russie n'en disparaîtra pas pour autant. En regardant vers Moscou, l'Occident pourrait peut-être entrevoir le visage étranger de l'avenir. A Prague, il ne peut contempler que le spectacle de sa propre exécution.

En somme, vous refusez la qualité d'écrivain dissident. Vos confrères tchèques aussi. Pourquoi ?

Je vais essayer de m'expliquer sur un exemple ; étant donné que la littérature tchèque a été chassée depuis 1970 de ses maisons d'édition, presque tous les écrivains de valeur publient leurs œuvres dans une autoédition dactylographiée à un nombre d'exemplaires très limité. Ils ont des choses à dire et, contrairement à bien d'autres auteurs, ils n'ont pas le souci de chercher des lecteurs. On se bat pour pouvoir lire chaque exemplaire malgré les risques de persécutions policières. Mais parmi les quelque 200 titres, on chercherait en vain des textes politiques, pamphlets, satires ou dénonciations du régime. On n'y trouve que des romans, de la poésie, des essais, des recueils de critique littéraire ; bref, une littérature extrêmement personnelle, à la recherche difficile de l'originalité, du style et des aspects non explorés de la réalité. La leçon est d'une portée immense : la situation tragique n'a pas provoqué une réaction "politisée" à la manière de la "littérature engagée" mais, au contraire, une hostilité profonde à toute soumission de l'art. Au moment du danger mortel, la littérature s'est tournée vers l'essentiel de son identité occidentale, à savoir, elle s'est affirmée comme une aventure personnelle qui remet perpétuellement en question l'image figée du monde.

Ne pensez-vous pas que dans votre pays l'art est obligé de s'attaquer à la réalité, c'est-à-dire de s'engager dans la lutte qui est celle des dissidents ?

Le totalitarisme, c'est l'intégration de toutes les manifestations culturelles dans l'édifice énorme de l'éducation du peuple. Le concept de littérature engagée est le reflet de cette gigantesque idiotie éducative. L'art dit engagé (c'est-à-dire soumis à un programme politique) ne s'attaque pas à la réalité, mais la dissimule sous une interprétation préfabriquée. Il fait partie de la tendance puissante et néfaste (qui n'épargne pas l'Occident) qui entend escamoter la vie concrète au profit d'un système abstrait, réduire l'homme à sa seule fonction sociale et priver l'art de l'incalculable. Qu'il prenne parti pour les uns ou pour les autres, l'art qui se place au service d'une finalité politique ne peut que participer à cet abêtissement général.

Votre méfiance à l'égard de l'idéologie me rappelle un passage de La Valse aux adieux. Jakub, ancien communiste puis opposant, sur le point d'émigrer, est tout d'un coup saisi de doutes : "Il croyait toujours écouter le cœur qui battait dans la poitrine du pays. Mais qui sait ce qu'il entendait vraiment ? Etait-ce un cœur ? N'était-ce pas qu'un vieux réveil ? Un vieux réveil au rebut qui mesurait un temps factice ?"

Entre la victime et le bourreau, entre le révolutionnaire et le policier, entre la bureaucratie et le dissident, il y a une connivence de vocabulaire, des obsessions, des clichés mentaux qui restreignent, diminuent, limitent notre vision de l'homme. Je sympathise avec la victime contre le bourreau, avec le dissident contre la bureaucratie, mais, pour m'approcher de la vérité, il faut que je brise le cercle étroit de leur dispute qui prétend trompeusement être le cœur du réel. Jakub a vécu dans l'univers aplati de la politique et il entrevoit tout d'un coup (trop tard et pour une seconde éphémère) toutes les possibilités de l'homme qui lui avaient échappé : la beauté, la nature, le rêve, l'amour, l'inexpliqué. Cette révélation soudaine des dimensions perdues de l'homme est l'image qui m'obsède.

"Je ne vois pourtant aucune clarté au bout de ce chemin de violence", a écrit Aragon en 1968 dans sa fameuse préface à La Plaisanterie.

L'Europe centrale, ma patrie multinationale, est fendue aujourd'hui en deux, oubliée et écartée de la notion même de l'Occident. Pourtant, c'est elle qui a imprimé au monde presque toutes les grandes impulsions intellectuelles de notre siècle, de la psychanalyse viennoise au structuralisme né à Prague. C'est elle aussi qui a posé pour la première fois la question de la mort de l'Europe : dans les derniers jours de l'humanité vus par Karl Kraus, dans la ville sans mémoire du Procès de Kafka, dans le sourire béat du brave soldat Chveik, dans l'analyse de la "Dégradation des valeurs", de Hermann Broch, dans les robots de Karel Capek, dans la ville X de Tibor Déry. L'Europe centrale, cette région de petites nations fragiles et familiarisées avec l'idée de leur propre mort, est depuis soixante ans un miroir braqué sur la fin de l'Europe occidentale. Et si cette fin de l'Occident est vraiment en train de s'amorcer dans ma patrie, je ne souhaite qu'une chose : c'est que sa culture reste vigilante, même pendant l'agonie, pour en tirer une connaissance inédite de l'homme et du monde.

Propos recueillis par Amber Bousoglou


Viewing all articles
Browse latest Browse all 64