Je reproduis ci-dessous un entretien que j'ai donné il y a quelques mois au site Il était une fois le cinéma.com, et qui évoque le cinéma politique en France et plus précisément les représentations de la figure du président dans le cinéma français.
La figure présidentielle dans le cinéma français
Entretien réalisé par Samir Ardjoum
Est-ce que le cinéma français est frileux en matière de politique ? Comment les producteurs et réalisateurs perçoivent la figure présidentielle, genre survolté aux USA ? Entretien avec Karim Emile Bitar, spécialiste de la question.
Le cinéma français a t-il toujours été frileux dans la représentation de la figure présidentielle ?
En effet, contrairement au cinéma américain, le cinéma français a toujours fait preuve d’une extrême frilosité, non seulement dans la représentation de la figure présidentielle, mais dans l’ensemble de son rapport à la politique, à l’autorité, au pouvoir. Si François Mitterrand avait été président des Etats-Unis, les cinéastes s’en seraient donné à cœur joie, et nous aurions eu plusieurs films incisifs évoquant sa fille cachée et sa famille morganatique, son état de santé, son passé sous l’occupation… J’ose à peine imaginer le traitement qu’Oliver Stone lui aurait réservé.
Rien de tel en France. Comme s’il y avait une ligne rouge qu’il ne faudrait pas franchir. Comme si la notion de crime de lèse-majesté était restée ancrée dans les subconscients.
Plusieurs raisons à cela.
D’abord, même si cela est loin de tout expliquer, il y a l’héritage de plusieurs siècles de pouvoir absolu : la monarchie de droit divin bien sûr, mais aussi par certains aspects, cette « République aristocratique » qu’est restée à bien des égards la France. Il a toujours été périlleux, sinon impossible, de s’en prendre ouvertement au souverain. Molière lui-même, pour faire passer la pilule de son Tartuffe, avait fait preuve d’un peu de tartufferie en rajoutant à sa pièce une scène dans laquelle le roi débusque les bigots. Il eût été impensable, et suicidaire pour un écrivain, de mettre le roi du côté des tartuffes. Après 1789, la déférence envers les représentants de l’Etat n’a pas disparu. Le président est souvent décrit comme un « monarque républicain », est entouré d’un halo et d’une foule de courtisans serviles. Cela peut décourager les cinéastes les plus téméraires.
Une autre raison, plus prosaïque, est liée au financement du cinéma en France. Je suis de ceux qui pensent que le système du financement public et des « avances sur recette » a plus d’avantages que d’inconvénients. Il a permis d’éviter que le cinéma français ne décline et ne subisse le sort du cinéma italien. Mais l’un des inconvénients de ce système est qu’il peut inhiber les cinéastes souhaitant traiter de sujets politiques dans un style pouvant déplaire. Après avoir accepté (fut-ce indirectement) l’argent du prince et de l’Etat, il est plus difficile, sauf à cracher dans la soupe, de faire un film étrillant le président ou dénonçant les dérives de l’étatisme et de l’autoritarisme.
Ajoutez à tout cela le fait qu’en France, continue de prédominer le culte du « cinéma d’auteur. » Or, les grands films politiques sont rarement des films d’auteur. Ils doivent plus à leurs scénaristes qu’à leur réalisateur. Et comme le scénariste en France n’est malheureusement pas au cœur du système, cela affecte négativement le cinéma politique.
Pensez-vous que certains politiques français ont fait appel aux producteurs afin de favoriser une mobilisation nationale ?
Cela fut très courant dans le cinéma britannique, beaucoup moins en France, mais il y a quelques exemples.
Durant la période d’avant-guerre, le maréchal Lyautey, très cinéphile, s’est investi personnellement et a beaucoup soutenu la production de films coloniaux, dont certains sont esthétiquement intéressants.
Le régime de Vichy a tenté de s’inspirer des cinémas de propagandes de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie fasciste, et c’est sous la direction de Pierre Laval lui-même que le ministère de l’information a essayé de suivre cette voie et a produit une dizaine de longs métrages. Le résultat fut désastreux, d’un point de vue politique bien sûr, mais aussi au niveau purement cinématographique.
En règle générale, il est très rare que des œuvres commanditées par le pouvoir réussissent à sortir du lot. Même lorsque ce sont des régimes démocratiques qui poussent à leur réalisation, les films de propagande cherchant à mobiliser l’opinion publique sont presque toujours décevants. Les bons films de « mobilisation » -comme les productions britanniques The Bells Go Down de Basil Dearden, ou le Henry V de Laurence Olivier- ne sont que des exceptions qui confirment la règle.
Même Frank Capra, immense cinéaste, n’a pas convaincu, artistiquement, avec sa série de films intitulés Why We Fight, tournés pendant la seconde guerre mondiale, mais ces films étaient efficaces politiquement.
En France, après 1945, je n’ai pas connaissance d’une intervention des politiques auprès de producteurs. Dans le domaine de la télévision toutefois, Mitterrand avait lancé l’idée d’une série qui insisterait sur les valeurs sociales et la tolérance, pour contrer les idées du Front National. Mitterrand avait demandé à son beau-frère Roger Hanin d’en parler à un producteur, Pierre Grimblat. Cela a donné « L’Instit », une série fort sympathique, mais très loin de l’efficacité des séries américaines.
Pour ce qui est des interventions politiques, et sur un mode plus comique, il faut également citer la célèbre intervention saugrenue de Jacques Chirac auprès des producteurs du Da Vinci Code. Ron Howard en rit encore. Le producteur et le réalisateur se sont vus convoqués dans le bureau du président, qui leur a chaudement recommandé de choisir pour le rôle de la jeune fille française une actrice qui se trouvait être une amie très proche de sa fille Claude. Les deux hommes sont sortis de l’Elysée abasourdis car une telle démarche aurait été inimaginable aux Etats-Unis. Ils n’ont bien évidemment pas tenu compte du conseil présidentiel et ont choisi Audrey Tautou. Après l’échec relatif du film, l’un deux disait, en rigolant : « nous aurions peut-être du suivre l’injonction de Chirac et prendre « la fausse blonde » ! »
Est-ce que vous pensez que le cinéma politique français est un cinéma ennuyeux et qui retourne le public contre la cause qu’il défend ?
Les films qui peuvent avoir des effets contreproductifs sont les films de propagande manquant de subtilité. Il n’y a pas eu ce genre de films en France. Le problème principal est la rareté des films politiques français. Ceux-ci ne sont pas forcément ennuyeux, mais pratiquent souvent l’esquive pour ne pas sembler trop vindicatifs. Mais cette approche peut être aussi efficace, sinon plus, que l’approche frontale, à condition que le scénario soit très bien ficelé et que le réalisateur soit habile.
Le bon plaisir, le film de Francis Girod, adapté du roman à clefs de Françoise Giroud qui évoquait un enfant caché du président, est un parfait exemple de cette habileté. Scénariste et réalisateur ont su faire au mieux, brouiller les pistes et ne jamais aller au-delà de la ligne rouge. Le film est sorti bien avant que Mazarine ne soit présentée au public. Et Françoise Giroud, très maligne, voire retorse, avait publié son livre aux Editions Mazarine, clin d’œil aux rares journalistes et initiés qui savaient que Mitterrand avait une fille et qu’elle s’appelait Mazarine !
Vous écrivez : "La force du cinéma français réside peut-être en sa capacité à traiter les sujets politiques par la tangente, à travers des comédies ou des drames sociaux". Pour quelles raisons le cinéma français peine-t-il à produire des films radicaux sur ce sujet ? En sus des raisons évoquées plus haut, il y a la crainte des réalisateurs quand à la réaction du public. Beaucoup ont été échaudés par le mauvais accueil qui fut réservé en France à des films importants de réalisateurs étrangers comme Les sentiers de la gloire de Kubrick, longtemps censuré en France, ou encore La bataille d’Alger de Pontecorvo, aujourd’hui reconnu comme chef d’œuvre, mais qui fut longtemps interdit ou sifflé lors des rares projections.
Cette difficulté à attaquer de front des sujets très sensibles peut parfois permettre d’accroître la créativité du cinéaste, et on peut effectivement traiter la politique par la tangente. Sans qu’il ne s’agisse de films politiques, certains longs métrages ont réussi à nous mettre dans l’ambiance d’une époque. On pourrait citer La vie de château de Jean-Paul Rappeneau, qui fut aussi l’un des premiers films de Catherine Deneuve, qui se déroule en province sous l’occupation, ou Milou en mai, de Louis Malle, qui reflète assez bien l’état d’esprit qui régnait en mai 1968.
Depuis quelques années, on constate une progression de films sur l'image présidentielle. Comment pouvez-vous l'expliquer ?
Il y a l’influence américaine bien sûr. Aux Etats-Unis, plusieurs films évoquent chaque année la politique et la figure du président. Par ailleurs, je pense que les milieux du cinéma français sont tout à fait conscients que les spectateurs aiment voir des films politiques et sont amusés et intéressés lorsqu’ils voient une figure présidentielle dans un film.
Quel serait selon vous, le film français qui réussit à présenter une solide réflexion sur les zones d'ombre du pouvoir politique ?
Aucun n’a eu le même impact que Tempête à Washington de Preminger, ou les films de Capra aux Etats-Unis. Le Promeneur du champ de Mars m’a quelque peu déçu, bien que j’apprécie Guédiguian. Il aurait gagné à s’émanciper du regard de Benamou. Un bon film assez peu connu, qui n’a pas eu le succès qu’il méritait est Affaire à suivre, de Bernard Boespflug, qui évoquait à l’américaine la question des financements politiques. Le thriller de Georges Lautner Mort d’un pourri est agréable, mais incite peu à la réflexion. L’Attentat, d’Yves Boisset, reste une référence.
Mais tout compte fait, je pense que Le Président, d’Henri Verneuil, malgré quelques faiblesses, demeure à ce jour le film politique français le plus abouti. Grâce au talent d’acteurs de Jean Gabin et de Bernard Blier, mais aussi et surtout parce que l’histoire est passionnante, qu’elle se base sur un roman de Georges Simenon et que c’est Audiard qui s’est chargé de l’adaptation et des dialogues. Jean Gabin incarne un président qui est un hybride de Clemenceau, Jaurès et de Gaulle. Le film réussit à montrer les coups bas, la corruption, les manœuvres et les compromissions. Les sujets abordés demeurent d’actualité : la spéculation, l’Europe des flux financiers face à celle des travailleurs, l’influence des intérêts catégoriels et des groupes de pression économique sur les députés…
Mais Verneuil a lui aussi « esquivé » ou minimisé les risques en plaçant l’intrigue sous la Troisième République, alors qu’une pareille histoire de délit d’initiés aurait tout à fait pu se dérouler de nos jours.
Pouvons-nous faire une corrélation entre la fragilité, voire la neutralité des médias, et celles des productions françaises sur le sujet ? La corrélation vient sans doute de l’attitude que nous avons évoquée, cette pusillanimité, cette déférence envers le pouvoir. Et il est certain que les intégrations verticales et la concentration des médias ne favorisent pas les points de vue indépendants, et sûrement pas les radicaux ou les subversifs.
Quel est l'avenir du cinéma politique en France ?Je pense que tous les obstacles que nous avons cités, mêmes s’ils sont conséquents, peuvent néanmoins être surmontés. Le public est friand de films politiques si ceux-ci ne versent pas dans la propagande ou le militantisme cru.
Il faudra que le cinéma français s’ouvre à des influences extérieures, s’émancipe de l’ornière du « cinéma d’auteur », redonne ses lettres de noblesse aux scénarios. Les sujets à traiter sont nombreux. Les uns liés à la personnalisation du pouvoir, les autres aux crises économiques, ou encore aux pages sombres de l’histoire de France. Et pourquoi pas, sur l’endogamie et la connivence entre journalistes, milieux économiques et hommes politiques… C’est un des rôles du cinéma que de briser des tabous, de titiller le microcosme et de provoquer pour inciter à la réflexion. J’espère que nous n’attendrons pas trop longtemps un film politique français qui aurait les qualités de M. Smith au Sénat ou de Tempête à Washington.
Karim Emile Bitar est Consultant, chercheur associé à l’IRIS et directeur de la revue L’ENA hors les murs.
http://www.karimbitar.org/